Pas facile de concevoir des best of discographiques. Dans les anthologies ou dans la presse rock, ce que l'on tend à faire, c'est d'écrire comme s'il était question d'une vérité révélée.
Dans le cas de Manoeuvre, son but semble d'être moderne et très tabloïd. Il célèbre une série d'artistes rock clefs, suit le parcours bien balisé pour les années 60 et 70, puis bascule dans un ensemble de compromissions assez surprenantes. Que viennent faire le rap et le hip-hop aux marges des références qu'il donne? L'oreille musicale n'a plus alors la moindre unité. C'est déjà le cas pour la bienveillance à l'égard des groupes de hard rock dont la démesure n'est pour moi que l'envers caricatural du rock. Que vient faire Michael Jackson dans ce panorama, si ce n'est se placer en tant qu'artiste de grande notoriété internationale? Pour moi, les Beatles jouissent d'une notoriété qui les met à tort au-dessus des autres grands groupes sixties, mais les Beatles ne cessent pas pour autant d'être un immense groupe de rock. Dans le cas de Michael Jackson, il faut avouer qu'il en va différemment. Que les titres de l'artiste plaisent autant n'empêche pas de constater les insuffisances flagrantes de ses chansons. Le son est soit moyen ou pourri, les riffs et parties mélodiques ne sont pas du tout de haute volée. Le plaisir de sa musique est essentiellement dans le pouvoir de captation. Le génie n'est pas véritablement au rendez-vous. A une écoute attentive, les notes lourdement espacées ou tout simplement écrasées, peu nombreuses, ne permettent pas de porter un tel jugement d'estime sur son oeuvre. On parle du riff de guitare de Beat it, en disant qu'il est joué par Van Halen. Le riff de Beat it a-t-il un son, un doigté délicat? On écoute sans réfléchir le morceau, on est pris par un rythme, un tour accrocheur, comme on peut l'être par on ne sait combien de billevesées dansantes et procédés d'excitation sonore. En revanche, on écoute en cherchant la volupté, et voilà qu'elle ne transparaît pas vraiment. D'ailleurs, c'est la même chose pour Jump le morceau célèbre de Van Halen qu'on peut écouter sans songer un seul instant à la présence d'une virtuosité guitaristique, pire sans penser qu'il y a des séquences mélodiques, rythmiques et harmoniques, autres que son tour accrocheur claironnant.
Ecouter du bon rock, c'est dépasser le plaisir prenant immédiat, pour constater si le plaisir prenant immédiat va de pair avec quelque chose dans la qualité du morceau : exécution ou accomplissement mélodique ou vertige rythmique d'habileté, d'invention, ou finesse des harmonies d'ensemble ou rendu saisissant d'une atmosphère qui fait sens, etc.
Certains groupes connus ont une exécution lisse. Ce sont des chansons bonnes pour se faire plaisir quand on va au supermarché faire ses courses. Ces chansons font une émotion pendant qu'on parcourt les rayons. Les plus rocks ou excitées vont nous faire se sentir un surhomme, nous gonfler d'un sentiment d'importance, nous pénétrer d'un démon d'affirmation de soi, sinon d'une démangeaison émotionnelle. Mais ce niveau d'appréciation n'est pas le bon pour goûter le bon rock et on peut penser que la grande majorité du public n'a ainsi pas vraiment conscience que la critique rock n'est pas un plaisir épidermique à trouver dans telle ou telle chanson l'âme rock.
Il y a enfin, malgré tout, le problème du goût avec la tension qui sépare un certain choix plus rock-punk d'un choix plus poussé à la sophistication, mais celle aussi qui suppose des oppositions entre rock délicat et rock moins policé.
Dans une interview en ligne, un collègue de Manoeuvre, Ungemuth, marque son mépris pour le rock progressif en disant que ce sont des gens qui ont voulu refaire Bach, grandiloquence manquée d'apprentis musiciens. Je n'écoute pas tellement de rock progressif et je pourrais acquiescer à ce jugement qui convient à mon goût personnel. Mais la critique ne marche pas, je ne peux pas l'enregistrer telle quelle. Les gens qui écoutent du progressif n'écoutent pas forcément de la classique, voire n'en écoutent pas. Ils veulent un rock symphonique et un rock conjuguant les motifs les plus bigarrés. Ils achètent ce qui correspond à leur attente. Quelqu'un qui écoute du rock progressif peut avoir une démarche critique pertinente, par exemple le fait de savoir reconnaître la voix d'un même chanteur d'un groupe à un autre, sans que l'information n'ait été donnée, genre la voix du chanteur de Patto qui passe à l'album tardif The Mirror de Spooky Tooth. Patto et Spooky Tooth sont deux bons groupes et Patto ce n'est pas du rock progressif, mais il s'agit d'illustrer la réalité de connections qui sont faites. Les prétentions du rock progressif ont été revues à la baisse, mais je me méfie de la critique à sens unique. D'ailleurs, dans l'autre opposition, je m'amuse justement à continuer de cibler le discours de vérité révélée qui est très présent chez Ungemuth, sauf que cette fois c'est lui qui passe du côté d'une sophistication où on refait pas Bach, mais l'histoire du chant. Ungemuth a publié un livre sur le rock garage où il descend en flèche des groupes de référence et citent un nombre conséquent de chanteuses pop. Sandie Shaw, Chris Farlowe, Alan Bown Set et Lulu au-dessus des Music Machine et des Seeds, parmi les trésors lourdement conspués, il fallait le faire.
J'essaie ainsi moi-même de trouver l'équilibre qui ne me fera pas passer pour couillon avec des écrits emplis de vérités révélées.
Pourtant, il y a des combats indispensables, et parfois même contre un discours majoritaire. C'est le cas par exemple du rapprochement entre Tim Buckley et Jeff Buckley. Jeff Buckley a marqué son époque, le début des années 90, dans la mesure où le contexte n'offrait guère de nouveautés fascinantes, notamment sur les grandes ondes. Il est ensuite desservi parce que la mort l'enlevant ne lui a sans doute pas permis d'aligner autant d'albums que son père. Mais la presse rock est inquiétante. La dimension tabloïd du fils et le caractère très particulier des albums du père ont amené les critiques rock à mettre les deux Buckley sur un pied d'égalité, et peu s'en faut que ce soit le fils qui ne prenne le pas sur le père. Pourtant, les avertisseurs ne manquent pas. Le père est un génie dans la continuité de toute la richesse sixties qui allait bien au-delà du rock. Connaissez-vous Fred Neill? Tim Buckley continuait ces mouvances profondes qu'ignore l'histoire de la notoriété en termes de pop music. A une écoute attentive, mille arguments plaident pour le père au détriment de la musique à effets bien exécutée, mais pauvre d'inspiration de Jeff Buckley. Autre avertisseur à prendre en compte. Le père était un génie et le fils a voulu suivre la voie du père. Le fils ne fait que transposer des éléments singuliers du père dans un registre musical beaucoup moins inspiré et beaucoup plus conventionnel. Pourquoi cela n'a-t-il pas été vu?
Il y a enfin un dernier centre nerveux. Pourquoi une chanson de trois minutes qui n'a pas fait le top des singles, ni été incluse dans un album à succès, serait géniale? On entend un riff, un air, d'accord, mais par quels tours de passe-passe allez-vous soutenir par des arguments objectifs, intangibles, que ce morceau vaut plus que trente autres qui furent des hits, surtout quand on bascule dans la catégorie garage qui lorgnent du côté de modèles à faire revivre?
Pourtant, si, le travail attentif d'écoute aux plans exécution, mélodie, rythme, harmonie, atmosphère, fait son oeuvre, mais le problème vient de ce qu'il n'est pas immédiatement communicable à autrui. La communication par les mots doit à la fois formuler ce qu'il y a de traduisible au sujet d'une musique et préparer celui qui écoute, en principe avec bienveillance et motivation sincère, à faire le même constat auditif, lorsque lui et lui seul écoutera le morceau mis en débat. A cela s'ajoutent les errements de nos attentes dans l'écoute attentive, car il y a plusieurs pôles et les écoutes attentives peuvent se différencier entre elles. Une artiste soul dont on attend des titres neufs va nous décevoir un jour, avant qu'en ne l'écoutant pour les finesses on se rende compte qu'elle est vraiment prenante. Et là encore, peu de gens sont prêts à admettre l'importance d'une écoute attentive choisissant patiemment quels sont les pôles pertinents pour décréter: ceci est bon, mauvais, génial, etc.
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