vendredi 29 juin 2012

Observations à partir d'une interview

Parce qu'ils sont les plumes actuelles de Rock and folk ou d'autres revues, certains journalistes passent pour des experts. Le raisonnement est absurde. D'abord, leurs articles ne font pas étalage de connaissances proprement musicales. Ensuite, ils sont loin de tout connaître. Les gens s'imaginent assez naïvement qu'ils ont tout écouté. Plus subtilement, les jugements ou avis qu'ils peuvent émettre sont liés à des réseaux d'information. Flairer un bon critique rock, c'est flairer les bons réseaux d'information qu'il privilégie, relance, etc. Ceci est d'autant plus évident quand les artistes en question sont d'origine américaine ou anglaise, datent d'une autre époque, et que la critique ou chronique est française et actuelle. Je ne parlerai pas trop ici de la dimension partisane, parce que cette fois-ci il s'agit de l'obsession la plus partagée de ceux qui vont se méfier d'un critique rock leur ayant déplu, les ayant heurtés dans leurs goûts, convictions, ou autrement.
Moi, ce qui me dérange, c'est que la lecture d'une anthologie dont les choix sont prévisibles passe pour un travail d'expert, sinon pour un travail de longue haleine. Et c'est là que les vidéos suivantes me permettent d'épingler les deux volumes de 101 albums à posséder de Philippe Manoeuvre.
Déjà, je me permets de penser que le jeune qui pose les questions n'a pas été choisi après audition: "ouais ouais heu? parce que c'est de la merde?..." Admirez le début de l'interview: "Euh! (premier mot) Dans votre préface, vous dites qu'en gros [10 secondes où je ne comprends même pas ce qu'il dit: comme dans le premier que vous montrez les gens que le premier que vous avez écrit que quand...???] quand les gens vous parlaient plus des trucs qu'étaient pas dans le machin que euh?"
La défense de Manoeuvre sur le sujet: "Il y avait des manques" On observe d'emblée qu'il n'assume pas les exclusions, sa politique est de satisfaire tout le monde. "J'avais fait un truc que personne n'avait fait." Comme si personne n'avait jamais lu une anthologie du rock, accentuant ou pas de principaux albums, artistes, etc. Les bibliothèques et discothèques idéales ne datent pas d'hier.
 "J'ai compris après..." Amorce de mea culpa, mais rebond dans l'ironie: il y a gens qui se sont sentis "lésés, parce que j'avais fait l'arche de Noé et que tout le monde ne retrouvait pas son animal favori." L'ironie est défensive et agressive, "animal favori" s'appliquant insidieusement à tout débat sur un disque à mettre dans l'anthologie. Mais, le titre est de 101 albums qui ont changé le monde. En réalité, l'auteur rend les armes. Il ne se montre pas capable de trancher et d'affermir un discours sur le rock. "J'avais prévu le coup, j'étais très modeste". Le "J'avais prévu le coup" peut permettre de le coincer, car, à ce moment-là, on retrouve l'idée d'une orientation assumée et partiale. Je n'aime pas la stratégie de la modestie et ici elle est revendiquée sans fondement. Le fait de donner ses coordonnées pour discuter le coup de manques possibles n'a rien à voir avec la modestie, c'est de la posture.
Juste après ce "j'étais très modeste", nous avons droit à un "j'avais travaillé sept ans" qui s'amplifiera par la suite. Il s'agit des sept ans d'une critique mensuelle.
Mais, en réalité, les critiques d'anciens albums ne faisaient que ressasser ce que l'auteur avait construit comme pensée autour de ces albums au moment de leur parution. Par ailleurs, plus le temps passe, plus il est loisible de se documenter sur les postures critiques à adopter face à tel ou tel album. En plus, le travail a des airs de deux pierres d'un coup, la chronique d'un album dans une revue ou à la radio et son entrée dans un livre. Surtout, pour moi, le raisonnement sur un album est filtré par tout ce qui a été entendu et lu dans un milieu. Ici, les histoires scabreuses de drogues me semblent être privilégiées. Les albums sixties cités sont consensuels et directement adressés à un large public. L'anthologie donne d'ailleurs la nette impression de privilégier les classiques au moins dans les sixties et une partie des seventies, avant de passer à des choix un peu personnels, sinon un peu obscurs, qui du coup donnent l'impression d'une seconde partie incongrue. Je ne vois pas trop ce que représentent concrètement les sept ans de travail revendiqués, puisque je ne vois pas un effort de confrontation; est-ce que je dois citer ceci ou plutôt ceci? Certes, des choix sont faits entre les albums d'un groupe, mais par coup de coeur, il n'y a rien de réfléchi dans la démarche. Puisque je ne vois rien d'imprévisible dans cette liste, puisque je ne lui vois pas une ligne forte, mais simplement du picorage d'albums qui intéressent l'auteur ou qu'il sait importants à citer.
Suit un passage bizarre: certains ont essayé de se faire un nom en cassant l'auteur. Le jeune demande: "vous pensez à qui?" Il est répondu: "Personne", et le jeune éclate de rires et se reprend. Qu'on m'explique pourquoi il rit! Il n'y a strictement rien de drôle et la réponse de Manoeuvre ne saurait en aucun cas être interprétée comme une bonne saillie, malgré le rire du jeune. La réponse veut dire: "je ne pense à personne de connu", c'est tout.
La suite de l'interview devient oblique sur le sujet. On salue, le rock étant un domaine ouvert, d'autres initiatives du genre, puis on revient sur le succès de son livre qui en est à la septième édition et à quelques dizaines de milliers d'exemplaires. La réussite de vente est alors renvoyée en réplique aux dénigreurs, puisque l'auteur rappelle que ça a commencé par les mots fleuris "salaud, méchant homme..." Des noms de manquants sont cités: U2, Kinks, Dire Straits. La formule est certainement préparée. D'autres interviews de l'auteur font revenir comme un grave manquement l'absence d'un album des Kinks. Ici, les Kinks sont mis au milieu pour camoufler un zest d'ironie à l'égard de U2 et de Dire Straits. Y a-t-il un Dire Straits dans ces deux listes? Je ne crois pas et je ne pense pas que ce soit nécessaire. Il y a en revanche par un peu de démagogie l'album Joshua Tree de U2 étant donné le succès de ce groupe plutôt moyen, notamment en concert. La rallonge "Queen, et voilà", est-elle aussi ironique, moins celle de Gallagher un peu plus loin.
La réplique est pas mal sur l'éditeur: à 20000 exemplaires, il prévoyait de faire la suite, alors [sous-entendu ça traîne un petit peu] à 60000 il l'exigeait!"
On passe à la confection du second livre: "Il faut faire une chronique tous les trois jours, le temps de réécouter les disques, trouver la doc, relire les bios, il fallait s'immerger dans le rock... J'étais à bloc pendant six mois... chasse aux pochettes, retrouver les pochettes les plus proches possibles de l'édition originale".
On se dira "c'est bien, ce qu'il dit est normal, effectivement cela fait du travail".
Je réagis quand même. D'abord, il ne parle pas du choix des disques, à moins que je n'aie zappé un passage de sa réponse. Ensuite, son travail est lié à sa passion. 200 disques, ce n'est sans doute rien du tout dans sa collection et c'est quelqu'un qui est dans le journalisme depuis le début des seventies. La phrase "Il fallait s'immerger dans le rock" me fait tiquer (il est vrai que des foutaises comme Beastie Boys et Joey Starr témoignent d'un éloignement), mais bon peu importe. En plus, c'est l'auteur d'une biographie des stones, si je ne m'abuse. J'admets seulement qu'il faut se bousculer un peu pour rassembler sa matière et la présenter efficacement dans une chronique, tous les trois jours. Mais, c'est son job et il a les réseaux. Sans panique, avec de l'organisation, il n'est pas surchargé pour trois jours.
Enfin, il y a la bonne blague des pochettes. D'abord, il a une collection, ensuite il est journaliste contemporain de tout ce qui s'est fait depuis 73 ou 74. Il est sans doute peu d'albums qui lui ont initialement échappé et qu'il a pu découvrir après coup. Même, dans de tels cas, les informations précises circulent. Cette histoire de chasse aux pochettes qui serait absorbante, c'est du pipeau complet.
Il connaît des collectionneurs d'albums rocks, il a sa collection et de la doc. En plus, il n'est pas pleinement exigeant: présenter la pochette la plus proche de l'original. Il me paraît autrement plus ardu de retrouver des pochettes particulières. Il y a sans doute peu d'albums qui sont concernés par des changements de pochettes originales à d'autres, et on ne manque jamais d'en raconter l'histoire. L'auteur ne travaille pratiquement jamais sur des artistes obscurs dans son anthologie. Enfin, il n'y a pas ici un vrai discours sur la démarche de collectionneur. Un collectionneur peut privilégier exclusivement l'original au détriment de toute réédition telle quelle? Il peut aussi privilégier non exactement l'original, mais la première édition dans le pays d'origine de l'artiste. Au lieu d'un album américain des stones, il préfèrera un pressage anglais, car les stones sont anglais, etc. Il y a aussi la question des variétés de contenu et de pochettes. Ici, j'entends un discours très sommaire sur les pochettes qui veut donner l'impression illusoire d'une masse de recherches à mener. Je ne marche pas.
Je ne parle même pas des "600000 signes, masse de dix romans". Outre que ce n'est pas très clair, il faut comparer ce qui est comparable.
L'auteur se vante d'une réaction "très bonne" pour le deuxième. Je n'en suis pas si sûr, mais, si cet apaisement des susceptibilités est en partie vrai, il s'agit surtout d'un grand effort de compromis, sinon de compromission.
L'auteur avoue ensuite qu'une anthologie de 200 albums c'est un peu court, mais qu'on commence à voir le bout du tunnel, il est prêt à aller jusqu'à 300. En réalité, l'anthologie est devenue tout public par son deuxième tome. Il reste quand même que vu le nombre d'albums discutables dans les deux premiers volumes, il n'est pas envisageable qu'il réussisse à clore son sujet avec un troisième tome, puisqu'il y aura près de cent albums lésés par cent qui n'ont pas leur place.
Mais il songe à finir et à en faire un coffret trois volumes quand même.
J'arrête là. Je crois avoir assez montré que la montagne de travail et l'expertise, c'est précisément ce qui a manqué. Tout est fondé sur des acquis et un bluff de présentation promotionnelle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire